Le grand théoricien du roman historique Georges Lukacs notait que le propre de ces récits romanesques était de prêter aux «héros» des sentiments identiques à ceux supposés du lectorat destinataire. Ces personnages empathiques sont le relais entre le lecteur et ce moment du Passé ressuscité par le biais de la fiction (G. Lukacs,
Le roman historique (Der historiche Roman), Petite Bibliothèque Payot, n° 311, 1965).
Des personnages anachroniques, par la force des choses. L'on peut en déduire que seuls les «méchants» seraient des personnages historiquement cohérents.
Voilà qui appuie l'analyse d'André Simon mettant en évidence la personnalité «boy-scout» d'Alix, dont les aventures paraissaient dans
Tintin, un magazine d'orientation catholique, en outre soumis aux impératifs de la fameuse loi sur les publications destinées à la jeunesse (A. Simon, «Fiction gallo-romaine et politique contemporaine. Analyse d'une série de bandes dessinées : Alix»,
Les cahiers rationalistes, n° 357, février 1980, pp. 136-162).
Susceptible de perturber les ados boutonneux des années '50, la représentation de la femme — par exemple — y était généralement proscrite; ce qui aboutissait à des situations ridicules comme une Guerre de Troie sans Hélène, même si l'
Iliade était au programme scolaire, ou
Salammbô, ce classique, sans la figure de la Prêtresse de Tanit !
On a fait quelques progrès depuis. Tout en étant soucieux de dessiner des albums à la portée des lecteurs de tous âges — albums que l'on pouvait laisser sur la table du salon familial — Jacques Martin n'y fut pas étranger. Avec des fortunes diverses.
Quel scandale ce fut que de suggérer qu'une reine quadragénaire pouvait s'amouracher d'un jeune homme comme Alix (Adréa, dans
Le Dernier Spartiate, 1967). Il échoua à montrer les esclaves nues égyptiennes (
Le Prince du Nil, 1974), rhabillées par la censure tintiniesque. Mais rusant avec la rédaction, il réussit à dévoiler les petits seins de Malua (
Les Proies du Volcan, 1978).
Mai 68 étant aussi passé par là, la BD avait sur ces entrefaites acquis une certaine légitimité, et même une légitimité certaine, étant désormais reconnue comme un 9e Art (normal, puisqu'il y a neuf Muses) ! C'est que les ados d'autrefois étaient maintenant devenus adultes, et réclamaient autre chose. Depuis lors, depuis
Barbarella et
Epoxy, il y a des filles nues dans les situations les plus explicites à peu près dans tous les albums, tous éditeurs confondus. On ne fait plus de BD pour les ados — il est vrai que depuis Internet et les jeux vidéos, ceux-ci ne lisent plus... paraît-il. La BD, c'est pour les ados attardés que nous sommes désormais.
Jacques Martin, cependant, avait toujours tenté de défendre le créneau qui était le sien en alliant, paradoxalement, audace et retenue; en ciselant amoureusement son personnage BCBG d'Alix en dépit de son équivoque relation avec Enak, qu'il défendait non sans délectation (
«ce qu'ils font entre deux cases ne regarde qu'eux», «certains lecteurs m'ont écrit que...», etc.). Ce qui ne l'empêchera pas d'aller assez loin avec Jhen et les tristes exploits de Gilles de Rais, que notre Sainte Mère l'Église réprouve, naturellement...
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Il existe maintenant un «Comité Martin» qui veille scrupuleusement à ce que les limites fixées par Jacques Martin ne soient pas outrepassées. Non sans humour son fils Bruno caricature :
«Nous ne souhaitons pas que des codes qui font références soient transformés par des artifices graphiques ou scénaristiques.
Par exemple, nous n'envisagerions pas qu'Alix ait une moue boudeuse ou qu'il s'esclaffe de rire en se tapant sur la cuisse. Je caricature..., mais cela changerait fondamentalement la psychologie des personnages» (
AlixMag', 25 septembre 2009).
À ce sujet, à l'occasion de la sortie de
Par-delà le Styx, Marc Jailloux a confié à Julie Gallego, à propos d'une situation où Alix, de toute façon désarmé, tue son adversaire en renversant sur lui une colonne :
«Dans un combat, Alix n'a pas besoin de transpercer un ennemi, ce n'est pas l'attitude que l'on attend de lui : il peut faire des moulinets avec ses bras, il peut y avoir beaucoup d'agitation autour de lui, les gens peuvent tomber un peu dans tous les coins, mais lui ne transpercera pas ses ennemis frontalement. Ce n'est pas le style de la série, qui est tout public; il ne doit pas y avoir d'images choquantes mises en avant. Certes, la violence peut être suggérée, mais alors plutôt en arrière-plan» (
AlixMag', 3 novembre 2015).
Il ne le
tue pas vraiment, mais il s'en
débarrasse un peu comme on chasse une mauvaise pensée. Ça s'appelle une litote, n'est-ce pas ?
Et j'en reviens à ce que j'exposais au début de ce post : pas plus que ses lecteurs, pas plus que Bob Morane Alix n'est un tueur. Pourtant, il le faut bien... de temps en temps ! Le monde est tellement méchant. Et je me remémore les savoureuses pages de Noël Howard, réalisateur de seconde équipe pour
La Terre des Pharaons d'Howard Hawks. Ancien champion d'escrime avant-guerre, il débuta au cinéma — une fois démobilisé de l'US Air Force — comme maître d'armes et cascadeur. Dans les films de cape et d'épée de l'époque, il lui incombait de se laisser battre à l'épée par des bellâtres idiots qui tenaient leur arme comme une pelle à tarte ! Dans des duels chorégraphiés où le héros se balançait au lustre, accroché d'une main, une cuisse de poulet dans la seconde et faisant de grands gestes de la troisième qui maniait la rapière etc.
Bref qui ressemblaient à tout, sauf à de vrais duels à mort. Mais quel spectacle !
Et quelle chaleur dans le moite bas-ventre des midinettes ! Errol Flynn !
Comme je fais moi-même un peu d'archéologie expérimentale, ce genre de pudeur m'amuse. D'abord dans l'Antiquité comme au Moyen Âge, on ne se bat pas sans bouclier. Bien sûr, on n'en a pas toujours sous la main (c'est le cas ici). Mais la base même de l'escrime romaine c'est d'avancer le côté gauche, celui qui tient le bouclier, et de ramener en arrière le droit qui tient le glaive, arme d'estoc (*). «Armé» un peu comme la queue du scorpion, si vous voulez. Et de planter son arme dans la poitrine de l'ennemi dès que se présente une ouverture (ou de lui trancher un tendon par-dessous le bouclier, un coup de rein et clac !).
Tout le contraire de l'escrime moderne où c'est le côté droit qui s'avance, celui qui tient l'épée... qui inspire encore cinéma et BD.
Jeux de mains, jeux de vilains. Moi, j'aurais bien aimé voir Alix enfoncer la pointe de son arme dans la gorge de Tagos... ou dans son oeil, et aller un peu touiller ce qui lui servait de cervelle.
«Légionnaire, frappe au visage !», exhortait César à Pharsale. Voir celui-ci expirer dans un gargouillis hémoglobineux giclant par saccades.
«Jugula !», s'enthousiasmait un texte épigraphique trouvé à Bénévent (
CIL IX 1671).
«Dur dur d'être BCBG.»
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(*) Sébastien Lemoine, «Le glaive et le bouclier. Le duo offensif de l'armée romaine»,
Prétorien, n° 33, janvier-mars 2015.