Ben, quand j'ai défendu "Le Secret des Nabatéens" - le premier de mes scénarios pour Alix - devant le Comité de lecture, un certain Arnaud Delacroix s'est acharné à le démolir...
Mais l'histoire d'amour d'Enak était prévue dans le 3ème... Je m'étais permis cela, car je pense que Jacques Martin a toujours aimé surprendre les lecteurs: par exemple en centrant l'histoire sur une femme de 40 ans qui tombe amoureuse d'Alix (le Dernier Spartiate); dans "Vercingétorix", Alix, l'ami et le protégé de César, accepte une mission pour Pompée! Dans Le Prince du Nil, Enak trahit Alix; dans Les Proies du Volcan, Alix tombe amoureux et, dans Roma Roma, on apprend qu'il est amoureux de Lidia Octavia depuis leur première rencontre dans Le Tombeau étrusque...
Voici ce que j'avais prévu pour Enak, à la page 21 des Délices de Taprobane:
"Alix fait en sens inverse le chemin qu’ils ont fait le lendemain de leur arrivée pour rejoindre le port de pêche où sont ancrées les galères et leur équipage. Alix entreprend cette mission sans Enak, trop occupé à recopier des fresques peintes sur les parois d’une caverne aménagé en temple. Au moins, se dit Alix, il peut être rassuré quant à son compagnon, obstinément insensible aux charmes pourtant indéniables des jeunes filles de l’endroit.
En effet, le jeune Egyptien est entièrement conquis par l’art pictural des artistes qui ont illustré la vie de Bouddha et l’histoire de leur île. Pour l’heure, il est en train de recopier un groupe de personnages de ce qui semble être une œuvre profane racontant quelque mystérieux épisode de l’histoire complexe et tourmentée de l’île. Il s’en détache un groupe de femmes se dirigeant toutes dans la même direction, certaines portant des fruits, vers un mystérieux personnage que le temps et l’érosion ont effacé à jamais de l’œuvre. Enak est séduit par le dessin de l’une d’elles, par la justesse des traits reproduits par un artiste redevenu poussière depuis des siècles, et avec lequel il se sent en cet instant en étroite communion. La grâce de la jeune femme est étonnante, tellement différente, tellement supérieure aux jeunes filles de chairs et d’os !
A ce moment, une voix retentit derrière lui, le dérangeant dans sa rêverie. Cette voix, il la reconnaît avec exaspération : Suchada ! Cette abominable et prétentieuse péronnelle ne le laissera donc jamais en paix ! Il sent sa présence derrière lui et elle fait la pire chose qui puisse énerver un artiste : elle regarde par dessus son épaule et commente son travail. Elle se permet des remarques stupides et ironiques, du genre : « C’est pas mal, mais pas très ressemblant… Tu as fait les seins trop petits… Pourquoi recopies-tu les dessins des autres plutôt que de dessiner d’après modèle ? »
Excédé, Enak se retourne pour lui dire en termes peu polis de se taire et de partir. Il ouvre la bouche, mais aucun son ne sort. Il regarde Suchada… Le visage, les yeux, la chevelure, les seins surmontant la coupe de fruits qu’elle tient à la main… Il a devant les yeux la réplique vivante du portrait qu’il s’efforçait de recopier ! Devant l’expression étrange et figée d’Enak, Suchada a cessé son bavardage… Un long silence s’installe, avant que Suchada ne dise : « Je t’ai apporté des mangues »…Vouloir éviter l’amour est tout aussi vain que de vouloir le provoquer : l’amour arrive à l’improviste, il vous tombe dessus quand on s’y attend le moins ; c’est là une très grande vérité, que pourtant même les plus sages s’empressent d’oublier…"