L’écrivain Guillaume Musso a bâti sa célébrité sur des romans tous différents mais en même temps tous ressemblants. Et les ingrédients d’un Musso intègrent toujours une intrigue à cheval sur les deux côtés de l’Atlantique, un fort suspens, des évènements apparemment disjoints qui se révèlent liés, etc. Eh bien, l’écrivain à succès pour jeunes adultes, Timothée de Fombelle, a emprunté un chemin similaire pour construire le scénario de Gramercy Park.
Gramercy Park raconte la vie de Madeleine, une jeune danseuse, qui, à la Libération, quitte la France par amour pour un soldat américain, Whitman. Malheureusement, le rêve américain ne se concrétise pas, et Whitman sombre dans la délinquance et délaisse sa jeune épouse. Nous la retrouvons en 1954, quelques années plus tard sur le toit d’un gratte-ciel new-yorkais. Elle y surveille l’appartement d’un caïd local, Day. Très progressivement, en mélangeant le passé et le présent, de Fombelle va nous faire comprendre le pourquoi de ce guet. La fin est magnifiquement orchestrée car tous les destins se nouent : celui de Madeleine, celui de Whitman décédé deux années plus tôt, celui de Day et celui de la petite fille de Day. Aussi, dans une ultime pirouette scénaristique, Madeleine tranche le nœud gordien et renoue avec sa toute jeunesse, sur les toits de l’Opéra de Paris.
Le scénario est d’une incroyable virtuosité. L’auteur construit un puzzle, dont le secret se dévoile au fur et à mesure que les pièces sont posées. Je confie avoir été époustouflée par l’incroyable mise en cohérence de ce qui apparait, de prime abord, comme un patchwork bigarré de fortunes diverses.
Les personnages sont très attachants. Les premières années américaines de Madeline m’ont fait penser à la chanson de Léo Ferré, Avec le temps.
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Le caïd est aussi magnifiquement dépeint. Nous le voyons se placer au-dessus de la loi, terroriser les « employés » de son empire, et au final rater la seule chose à laquelle il tenait vraiment, sa vie familiale. Le parrain est un colosse au pied d’argile.
Quant à Whitman, c’est un raté, un propre à rien, incapable de garder ce que la vie lui offre.
Face à cette galaxie de personnages tourmentés, oserais-je dire malheureux, aux vies disloquées, les abeilles incarnent la continuité. Elles sont en effet présentes dès le début de la bande dessinée, sur le rooftop du gratte-ciel. Puis, nous les retrouvons sur le toit de l’Opéra de Paris, à différentes époques, lorsque Madeleine est jeune, puis à la toute fin de la BD. De fait, ces hyménoptères assurent le rôle de l’Ouroboros. Elles accompagnent les héros du début à la fin de leurs destinées.
Il m’a aussi semblé que la BD se penche sur la question de la femme. Madeleine renonce à une prometteuse carrière de danseuse de ballet par amour pour Whitman. La promesse ne se concrétise pas et la jeune femme va vite désenchanter. Son physique presque sec porte les stigmates de toute une vie de renoncement. Ne faut-il pas voir là un message sur la condition féminine où le mariage sonnait le glas d’une vie possible. Quino s’est longuement épanché sur le sujet dans sa série Mafalda dont la maman de l'héroïne aurait pu être une brillante pianiste.
Le cinéma est très présent dans la BD. Je me permets donc de lancer un concours pour les lectrices / lecteurs du forum. Combien de références cinématographiques sont utilisées par Cailleaux. A tout le moins, il m’a semblé en reconnaitre trois. Qui dit mieux ?! ( ). Ainsi, la scène d’ouverture fait penser aux Ailes du désir de Wim Wenders , ou encore à Fenêtre sur cour d’Alfred Hitchcock. Et la vignette représentant Madeleine avec un foulard est manifestement inspirée d’une image de Charade avec Audrey Hepburn et Cary Grant.
Nous avons aussi droit à des petites touches d’humour, çà et là. Elles sont très habilement positionnées et offrent des moments de répit, dans un récit somme toute étouffant. Les policiers surveillant Dray sont non seulement très inefficaces, mais ils forment aussi un couple improbable et drôle. Ce sont les parfaits contrepieds de Starsky et Hutch ! Enfin, le comique de répétition fait partie de la BD grâce à de nombreux allergiques au venin d’abeille !
Côté graphisme, les dessins de Christian Cailleaux sont statiques et très épurés. Il alterne avec bonheur les paysages urbains et les décors intérieurs. Ainsi, tant New-York que Paris sont prétextes à de grandes vignettes où les villes sont magnifiées. Côté domestique, la mise en page est très simple, le plus souvent en gaufrier.
Au final, le dessinateur ne recherche pas les effets, mais plutôt l’intime. Le style est donc au diapason des âmes, obsédées par une idée fixe, la vengeance pour Madeleine, la survie pour Day, la grandeur pour Whitman. Cette BD est celle des pensées intérieures, du non-dit. Les dialogues sont plutôt rares. Et le style nu de Cailleux se marie parfaitement avec un scénario peu loquace. Le choix du fusain est très judicieux, convenant à merveille tant aux traits qu’aux ombres.
Cet œuvre plaira aux amateurs de romans policiers. Et nul doute que son aura lui permettra de toucher un lectorat plus vaste que celui de la bande dessinée. Gallimard, après Le premier homme de Camus/Ferrandez, poursuit son exploration d’œuvres fortes et originales. Les premières critiques sont en tout cas très positives comme par exemple celle de France Inter, https://www.franceinter.fr/livres/bande-dessinee-coup-de-coeur-pour-gramercy-park-de-timothee-de-fombelle-et-christian-cailleaux.
Vous l'avez deviné... j'ai beaucoup apprécié cette BD. Aussi, j'en recommande chaudement la lecture.
PS : une dernière précision, Gramercy Park est le nom d’un parc situé dans Manhattan : https://fr.wikipedia.org/wiki/Gramercy_Park.