Il faut tout de même parler ici du "pavé de la rentrée", du "chef d'oeuvre annoncé à l'avance", de l'intimidante nouveauté publiée par Casterman, bref ... de
Habibi, le "BD roman fleuve" imaginé et dessiné par Craig Thompson.

J'avais adoré
Blankets, l'oeuvre précédente du même auteur, mais ... j'ai tout de même eu peur devant l'épaisseur du bouquin. Que raconte t-il d'ailleurs. Il y a tout d'abord une étrange histoire d'amour entre deux enfants qui survivent ensemble dans le désert, dans des conditions plutôt humiliantes, et qui grandissent séparément (dans des conditions sordides) avant de se retrouver à l'âge adulte, marqués par la vie mais néanmoins liés par une affection sincère et définitive. Cette idylle improbable de Zam (ou Habibi, c'est à dire le "bien aimé") et Dodola est par ailleurs racontée d'une manière légèrement désordonnée, "par vagues" pourrait-on dire. D'autres histoires interfèrent avec l'intrigue principale et l'ensemble n'est pas toujours facile à apréhender. Il faut en fait "tourner" beaucoup de pages avant de comprendre où l'auteur veut en venir.

De plus, le livre ne propose pas que cette petite histoire d'amour ! En bon américain respectueux de son lecteur, Craig Thompson a décidé de nous en "donner pour notre argent" et, comme l'album fait près de 650 pages, il s'est appliqué à étoffer son contenu. Dans cete idée,
Habibi est aussi un livre destiné à nous faire découvrir la culture orientale et le monde de l'islam. Dodola, l'héroine de l'histoire, devient donc une conteuse inspirée qui, telle Shéhérazade, raconte à Zam, puis à un calife, de vieilles sourates, ainsi que des histoires de la Bible et du Coran. Elle se retrouve par ailleurs prisonnière d'un harem et le récit principal adopte alors le thème d'un véritable conte des Mille et une Nuits.

De plus, comme vous pouvez le voir dans l'image ci-dessus, le traitement graphique de chaque page est très étudié. Craig Thompson insère volontiers des motifs décoratifs du Moyen-Orient au milieu d'autres pages à la structure "normale". Il alterne d'ailleurs avec habileté des styles très différents et leur confrontation donne au livre une dimension polyphonique. Des pages entières deviennent des imitations d'oeuvres illustrées coraniques et la calligraphie arabe elle-même est parfois utilisée comme un élément de décoration.

Pour couronner tout cela (pour le cas où le lecteur aurait malgré tout bien compris

), cette BD multiplie les images symboliques, les citations de sourates et les évocations du mysticisme musulman. Par moments, on pourrait croire que l'auteur cherche à nous enseigner une certaine sagesse sacrée.
Bref, tout cela est remarquable et bien impressionnant mais ... je n'arrive pas à oublier mon sens critique. Et je me pose la question fatidique : tout cela est-il bien pertinent ? Craig Thompson a t-il vraiment bien compris tout ce qu'il expose. Noyé au milieu de cette abondance (d'images, de récits, de citations et de références) bien américaine, je reste tout de même perplexe sur la finalité d'une telle accumulation (qui est admirable, certes). L'auteur me fait penser à une espèce de prestidigitateur qui multiplie les déclarations et les effets visuels afin de mieux impressionner son public. Attention, ne vous méprenez pas sur ce que je veux dire. Ce livre est certainement très réfléchi, et cultivé, et intelligent. Mais est-il vraiment authentique, ou plutôt, est-il "bien senti" ?

J'en resterai aujourd'hui sur cette question, car ce pavé résiste à toute synthèse et défie toute les tentatives de simplification ! Au final, voilà un curieux livre, donc, qui impressionne le lecteur, certes, mais qui délivre peu d'émotions, même s'il raconte une histoire plutôt dramatique. Pourrait-on le qualifier avec cette vieille citation : "qui trop embrasse mal étreint" ?