Ces relations dégradées avec "l'éditeur" ont donc touché Paape, le plus vulnérable, de plein fouet. Mais je me demande, si, indirectement, Charlier n'était pas lui aussi visé ?
Du catalogue Dupuis, d'ailleurs, Marc Dacier ne va pas être la seule série à disparaître à cette époque. Jerry Spring (Jijé), Blondin et Cirage (Jijé), Jean Valhardi (Paape et Jijé !) font partie du nettoyage. Il y a parfois des coïncidences, mais elles sont ici troublantes. Un règlement de comptes tardif envers ceux qui ont eu raison de la World Press (Charlier, Paape) et leur fidèle allié (Jijé), Hubinon et Mitacq bénéficiant d'une clémence exceptionnelle.
En 1967, Pilote existe depuis huit ans, mais il se passe aussi pas mal de choses qui peuvent exaspérer la famille Dupuis.
- 1966. Jijé l'Ancien (Comment ? lui aussi, un traître ?) a intégré l'équipe de Pilote pour rejoindre Charlier (Grr !) sur Tanguy.
- 1967. C'est la dernière fois qu'une histoire de Lucky Luke paraîtra dans le journal (à cheval sur l'année 1968). Lucky Luke (dont les tirages eux ne devaient pas poser de problème) va changer de journal ! Les deux derniers titres sortiront d'ailleurs en album chez Dargaud.
Ne peut-on pas voir dans les choix éditoriaux de Dupuis une volonté de sanctionner Charlier et les dessinateurs proches de ce dernier (Jijé, Paape), animant des séries honorables mais dont les tirages n'atteindront jamais ceux de Lucky Luke, Buck Danny, Spirou, etc... ? Vengeance mesquine, certes, mais pouvant prendre racine dans l'impuissance de l'éditeur à n'avoir pu retenir Morris l'ancien, et dans la frustration de n'avoir pas pu châtier Goscinny, qu'on doit considérer comme le principal responsable de cette défection ? Goscinny qui dirige avec Charlier (Grr !) une revue (détestable, Grr !).
"L'éditeur" avait déjà dû subir d'autres provocations et son exaspération était déjà ancienne : Barbe Rouge (Charlier-Hubinon) et Jacques le Gall (Charlier-M. Tacq), mais il n'avait pas pu, là aussi, prendre de mesures de rétorsion au risque de perdre Buck Danny.
Raymond a écrit: Il y a certainement eu un sentiment de déception chez Eddy Paape, qui se sentait mésestimé (et qui n'avait plus de publication d'albums) après une longue collaboration dans le journal Spirou. L'éditeur n'en avait que pour Franquin, Peyo, Roba ou Morris, et il a saisi l'opportunité que lui offrait le journal Tintin de commencer une deuxième carrière.
Et lorsque nous parlons, l'un comme l'autre d'"éditeur", ce mot recouvre des notions et des acceptions diverses : tantôt l'entreprise, tantôt ses dirigeants, et parfois même des personnes qui oeuvrent dans l'ombre tout en disposant d'un pouvoir officieux bien réel. Qui dit personnes dit clans, rivalités, luttes d'influence, rancunes, etc...
Même si Charles Dupuis se trouve à la tête de la maison d'édition en 1947 comme en 1967, et de ce fait, apparaît comme l'ultime décisionnaire et le responsable des choix, il s'appuie pour cela sur des personnes de confiance. Des personnes qui ont inéluctablement changé, au fil du temps.
Au cours des années 40, j'aurais tendance à penser que Jijé n'officiait pas seulement en qualité d'auteur mais qu'il jouait un rôle plus large sur le plan artistique. Une vraie béquille. On sent qu'au début des années 50, Charlier, du fait de son importance au sein de la World (qui alimente le journal), va lui aussi tenir un rôle (pas forcément officiel) qui va au delà de ses compétences d'illustrateur et de conteur. Il sera en position forte pour plaider en faveur de séries réalistes, voire didactiques au sein du journal. L'arrivée de l'Oncle Paul semble témoigner de cette influence auprès des décideurs. Puis, avec le temps, d'autres personnes vont prendre le relais.
Quand tu rappelles à juste titre que "l'éditeur n'en avait que pour Franquin, Peyo, Roba ou Morris", je pense que c'est une conséquence du rôle prépondérant joué par Delporte à un certain moment. Un Yvan Delporte qui devait être davantage à l'aise avec les gens de sa génération qu'il entendait promouvoir qu'avec les anciens caciques (les Charlier, Gillain, Paape et consorts).
Il a dû y avoir des tensions, mais la langue de bois utilisée dans le journal pour présenter au lecteur telle ou telle modification, annoncer tel ou tel choix éditorial, suffisait à étouffer les grincements de dents et dissimulait bien aux lecteurs la réalité de ce qui se tramait dans les coulisses.
Les dernières histoires de Blondin et Cirage (Kamiliola, le Nègre Blanc, Silence on tourne !) ne valent-elles pas largement d'autres séries humoristiques (Khéna, Papyrus, etc...) ? Jerry Spring, Jean Valhardi et Marc Dacier ont-ils moins de valeur que certaines séries réalistes venues les remplacer ?