Pour ce qui est des
Bijoux de la Castafiore, je serais d'un avis très différent.
L'absence d'aventure au sens classique n'y est pas un défaut mais un parti pris délibéré. Il est vrai que cet album décontenance le jeune lectorat à sa sortie car il est atypique, alors que les adultes sont beaucoup plus favorables et selon ce que j'ai toujours lu, notamment sous la plume de Serge Tisseron, cette tendance s'est maintenue. Qu'il ne se passe rien au sens classique est à mon avis justement la clé de la réussite majeure de ce Tintin qui est à mes yeux un des grand chef d'oeuvres de l'histoire la bande dessinée.
Je trouve en effet que le génie d'Hergé, et aussi sa modernité à l'époque (1963 si je ne me trompe pas), est d'avoir renoncé aux péripéties d'une aventure classique pour nous proposer un huis clos domestique entièrement construit autour de la notion de malentendu, au point où nous avons sous les yeux une sorte de synthèse en forme de thème et variations de toutes les formes de contrariété que génère les malentendus, dans le langage, les actions, les suppositions et les hypothèses. Le philosophe Michel Serres devait d'ailleurs en faire le paradigme d'un des volumes d'Hermès, la suite d'ouvrages que cet auteur a consacré à la communication. La modernité des Bijoux est me semble-t-il de préférer dépeindre des situations humaines et des caractères plutôt que de nous raconter une quête fondée sur les rebondissements d'un intrigue. C'est ce que j'appellerais volontiers un Tintin de chambre, un peu comme Bergman a fait du cinéma de chambre à la même époque. On n'est pas loin du roman graphique en dépit d'un nombre de pages classique.
L'album fourmille d'inventions narratives et visuelles toutes plus extraordinaires les uns que les autres. Ce sont des micros situations qui se tissent pour former une trame générale d'une grande subtilité, servie par un dessin somptueux et une mise en couleur qui m'émerveille toujours autant. Il faut dire que
Les Bijoux est le premier Tintin que j'ai lu vers mes sept ou huit ans je pense et j'avais alors été fasciné car j'avais le sentiment d'entrer dans le monde des adultes, si bien que tout ce qui gène un enfant attendant une aventure au sens usuel m'a d'emblée séduit en profondeur, au point où ce Tintin reste un de mes préférés.
Mais cela tient aussi aujourd'hui à mon appréciation d'adulte, si bien que si je conçois tout à fait qu'il plaise moins à d'autres lecteurs, les préférences sont évidemment affaire d'individualité et on ne peut plus légitimes, je crois cependant qu'il serait erroné d'y voir une première décadence de l'oeuvre de Hergé. Je reste persuadé que c'est un grand album, d'autant plus passionnant et fascinant qu'il est atypique.