Après les aléas informatiques, voici donc le texte promis. Bonne lecture, et j'attends vos questions, vos précisions ou vos observations.
ALIX ET ENAK
LES PRINCIPES ET LES SENTIMENTS
Cet article est la nouvelle version d'un texte que j'avais fait paraître sur l'ancien forum dans une rubrique intitulée : « Alix et les gays ».
Certains d'entre vous l'ont donc déjà lu lors de sa première publication ; il sera peut-être plus intéressant pour ceux qui ne le connaissent pas.
L'ayant effacé par erreur, je l'ai réécrit avec quelques compléments et modifications.
Bien entendu, la discussion peut être relancée comme d'habitude.
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État des lieux
S'il y a bien un thème quasi inépuisable dans les commentaires relatifs aux aventures d'Alix, ce sont bien les relations entre celui-ci et Enak. Fraternelles, amicales ou amoureuses ? Il est évident que chacun peut avoir son opinion à ce sujet, en fonction de ses connaissances, et on peut passer de l'une à l'autre en fonction de l'évolution de sa propre culture. Dans la liste ci-dessus, il ne manque que les relations filiales, mais nous verrons plus loin qu'on ne peut pas les exclure, au contraire !
Pour ma part, compte tenu de ce que je croyais savoir de la vie sentimentale des contemporains d'Alix, après une phase où je m'en tenais aux relations « amicales ou fraternelles », j'avais fini par me persuader de bonne foi que nos deux héros entretenaient une liaison amoureuse, ce qui expliquait leur éloignement des femmes, et le triste sort réservé à certaines d'entre elles. Je me basais sur les ragots colportés par Suétone au sujet de César, « mignon » de Nicomède de Bithynie, et « mari de toutes les femmes et femme de tous les maris », et encore sur quelques passages de « Spartacus », le roman d'Howard Fast porté à l'écran par Stanley Kubrick. J'étais quand même assez prudent pour ne pas attribuer aux Romains du -I° siècle les us et coutumes des anciens Grecs, ni ceux de leurs descendants des siècles suivants ( Néron et son eunuque, Commode et son harem mixte... ).
Il faut dire que Jacques Martin en personne n'aide pas toujours à lever les ambiguïtés. Voyons ce qu'il écrit dans « Avec Alix », à propos de « Iorix le Grand » ( page 131 ).
« Iorix aime Ariela, mais Ariela aime Alix. Ce dernier est gentil avec elle, mais sans être amoureux... Iorix est d'autant plus furieux qu'il soupçonne Alix d'entretenir des rapports amoureux avec Enak : « Dès que tu es apparu, elle n'a eu d'yeux que pour toi !... Toi dont le seul compagnon est ce garçon que tu dorlotes dans ton chariot !... » On m'a posé beaucoup de questions sur la nature des liens qui unissent Alix et Enak. Ce sont des liens d'amitié et d'affection réciproques. Cela dit, j'accepte bien volontiers que certains lecteurs laissent courir leur imagination. Il est possible que les relations entre Alix et Enak soient très tendres de temps en temps. Les mœurs de l'époque le permettaient et c'était chose courante, admise par tous ( on verra qu'il n'en était rien ). Cela n'empêche pas Alix d'avoir cédé plusieurs fois aux charmes féminins, sans qu'Enak en manifeste la moindre acrimonie. Quand bien même Alix et Enak auraient l'un pour l'autre certaines complicité, il reste qu'ils s'aiment d'amitié, non pas d'amour. »
Pour rester dans le cadre de l'album cité, on pourrait aussi s'interroger sur les relations entre Iorix et Hortalus...
Passons maintenant à des extraits de l'article publié par Blandine Boudon dans « Enfants d'Alix » n° 8 : « Les rapports affectifs et amoureux dans Alix ».
« Le modèle canonique qui saute aux yeux lorsque l'on s'attarde sur la relation affective qu'entretiennent Enak et Alix est évidemment celui d'Achille et de Patrocle... On retrouve le jeune héros accompli et nanti de l'admiration de ses pairs en la personne d'Alix, protégeant son acolyte plus faible et plus gauche... C'est en effet vis à vis d'Enak ou de ce qui le touche indirectement qu'Alix va avoir les émotions les plus manifestes qui ne sont d'ailleurs pas l'ordinaire du héros : on le voit pleurer dans « Le prince du Nil » lorsqu'il se pense abandonné par Enak... Mais il est d'autres domaines des rapports unisexués grecs que l'on retrouve chez Alix, notamment du point de vue éducatif... On peut y trouver la configuration platonicienne du plus âgé ( éraste ) enseignant au plus jeune ( éromène ) comment se conduire dans la Cité... Si l'on évoque les rapports monosexués hérités du platonisme, on en vient à se poser immédiatement la question du rapport amoureux... Les liens tissés par Jacques Martin entre les deux héros sont loin de permettre une appréhension évidente... »
Cet article se poursuit par la description des relations d'Alix avec les femmes souvent mises à mal par la présence d'Enak ou les obligations qu'il a envers celui-ci : il utilise les sentiments d'Adréa et de Saïs pour le sauver sans qu'elles obtiennent quoi que ce soit en retour, il laisse Enak évincer Malua, et on vient de voir ce qu'il en est avec Ariela ; mais c'est Enak que Cléopâtre et Julia écartent pour rester avec Alix ; seule Octavia Lidia trouve grâce auprès d'Enak...
« Tour à tour fraternelles, fusionnelles et filiales, les relations d'Alix et d'Enak évoluent, se modifient ou se stabilisent au gré des aventures, des rencontres et des épreuves... Libre donc au lecteur de se forger sa propre opinion ou de n'en pas avoir et c'est peut-être d'ailleurs là tout l'intérêt de ce couple atypique. »
Voilà donc, très résumé, à la fois les intentions de l'auteur et ce qu'on peut observer dans les récits, sur le plan relationnel entre les personnages.
Toutefois, le recours au « modèle grec » ne me satisfait pas, d'abord parce qu'il est grec et non romain, ensuite parce qu'entre les duos Patrocle/ Achille et Alix/ Enak, il s'est écoulé huit siècles depuis Homère...
Mais surtout, ce « modèle grec » n'était pas uniforme : ce qui avait cours à Sparte, Athènes ou Thèbes pouvait être très différent et c'est ce qui fait la difficulté de toute comparaison ou de toute assimilation.
Et aussi, ce « modèle grec » n'a jamais été admis par les Romains, qui méprisaient assez les Grecs à cause de cela, même s'ils les admiraient et les copiaient pour bien d'autres choses...
C'est pourquoi je vais aborder la question de ces relations sous un angle tout à fait différent, qui en donne une clé parfaitement objective, claire et compréhensible, loin de l'aspect romanesque, et qui a rarement été évoqué dans les commentaires sur ces aventures : il s'agit de la citoyenneté romaine.
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Le citoyen romain intime
Ce qu'il peut faire... et ne doit pas faire
En mauvaise posture dans « L'enfant grec », Alix et Enak évoquent leur citoyenneté romaine dans une conversation avec Numa ( page 8 ).
Voilà qui nous ouvre des horizons : qu'était-ce donc qu'un citoyen romain ?
Je précise tout de suite que je ne vais pas aborder cette question de la citoyenneté sous les aspects institutionnels, politiques ou civiques, qui n'ont rien à faire ici et qui mériteraient un autre développement, mais seulement sous ceux concernant la vie privée.
Un citoyen romain est :
un individu de sexe masculin ( pas plus qu'en Grèce, le mot n'a de féminin ),
libre ( donc pas esclave, et, s'il est affranchi, la lignée ne bénéficie de toutes les prérogatives qu'à la deuxième génération ),
majeur ( plus de seize ans ),
né d'au moins un parent lui-même romain ou adopté par un Romain.
Au fil de sa vie, cela lui permet de défendre la Cité, sa famille et ses propres biens en servant dans l'armée, d'être électeur et éligible aux différentes magistratures.
Sur le plan de la vie privée, cela lui offre aussi certaines prérogatives, notamment sous l'aspect sexuel, qui pourront paraître extraordinaires au lecteur d'aujourd'hui, mais qui étaient alors parfaitement banales. Les historiens actuels emploient désormais un vocabulaire assez cru, loin des expressions effarouchées de leurs prédécesseurs.
A l'exception du viol et de l'inceste, que punissent les lois, le citoyen a le droit de dominer sexuellement ( ou disons plus trivialement : de pénétrer ) toute personne de sa maisonnée, femme ou homme. Mais dans ce second cas, cette possibilité est à sens unique, sans réciprocité possible : le citoyen est par définition un être viril, qui peut soumettre autrui, mais ne peut en aucun cas être soumis par lui. Si cela se produisait et se savait, il y aurait gagné ( ? ) une réputation d'efféminé, ou, comme on disait alors, d'impudicus.
Quelle importance ? Il devait s'en passer bien d'autres dans le secret des alcôves... Oui, mais on trouvait toujours un esclave pour clabauder en échange d'une pièce ou par vengeance, et il ne faut pas oublier qu'un citoyen était aussi un homme public, qui pouvait être candidat à des postes prestigieux... et rémunérateurs. Le moindre écart pouvait ruiner une carrière prometteuse si l'on observait des affèteries dans la manière de se comporter, de s'habiller, de parler : c'était bien pire qu'avec les paparazzi d'aujourd'hui ! Alors, on se surveillait, et le meilleur moyen de ne pas être répréhensible, c'était de s'abstenir. Et si on dérogeait, les moqueries, le mépris et la mise à l'écart n'étaient pas loin, dans cette société conservatrice et conformiste.
César dut se défendre des accusations provoquées par son séjour en Bithynie ; je pense que ce bobard est l'œuvre de ses propres légionnaires, au cours de l'un de ses triomphes : pendant le défilé, ils devaient en effet se moquer ouvertement du triomphateur pour lui rappeler qu'il n'était qu'un homme ordinaire, et les historiens ultérieurs se sont empressés de confirmer la légende. Plus tard, le philosophe Sénèque eût la réputation, à tort ou à raison, d'apprécier les beaux athlètes bien baraqués, son élève Néron perdit le peu de crédit qui lui restait quand il lui prit la fantaisie d' « épouser » son affranchi Doryphore, et on chassa de l'armée les homosexuels passifs. A la fin du IV° siècle, l'empereur chrétien Théodose dût prendre un édit pour interdire aux pères de famille de prostituer leurs fils...
Comment faisaient les citoyens qui ne se contentaient pas des femmes ? Il y avait les jeunes esclaves, que l'on renvoyait quand ils devenaient adultes. Et seulement eux : un adage de l'époque disait que se soumettre aux désirs sexuels du maître était « pour l'esclave un devoir, pour l'affranchi un service, et pour le citoyen, une infamie ». C'était toujours mieux, pour l'esclave, que de trimer dans les champs ou les mines, et il n'y avait pas de honte à satisfaire les désirs du maître dans une société esclavagiste. C'était une manière tout à fait ordinaire de vivre sa sexualité pour un citoyen d'alors, qui ne concernait que sa vie privée et ne donnait lieu à aucun commentaire ; il n'y avait d'ailleurs pas de mot pour l'exprimer, le terme médico-légal d'homosexualité ne datant que de 1890.
La loi Scantenia de -149, qui fut ensuite confirmée par Auguste, protégeait les garçons mineurs, les filles vierges et les femmes mariées contre les tentatives de séduction. En ce qui concerne les jeunes garçons, ils portaient, jusqu'à leur majorité, la toge prétexte, blanche bordée d'une bande rouge, copiée sur celle des Sénateurs, ce qui signifiait qu'il s'agissait d'un citoyen en devenir qu'il convenait de respecter. Leur situation était donc différente de celle des jeunes Grecs qui, jusqu'à 18 ans, n'étaient pas encore considérés comme citoyens, et pouvaient donc, sans déchoir, être l'objet d'un désir dans des relations généralement institutionnalisées et ritualisées ( de 18 à 20 ans, ils entraient dans la période dite de l'éphébie, sorte de préparation militaire ).
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Et Alix, dans tout ça ?
( et Enak aussi )
Puisqu'avec nos héros, nous avons affaire à des citoyens romains, il est intéressant de rappeler comment ils le sont devenus.
Pour Alix; c'est simple : dès le début de ses aventures, il est adopté par Honorus Graccus Galla ( Alix l'intrépide, page 33 ) et ainsi, il devient citoyen romain. D'ailleurs, en bonne logique romaine, on devrait l'appeler Honorus Graccus Alix, puisque l'adopté prend le nom de l'adoptant, suivi de son propre nom en tant que cognomen.
En revanche, personne ne s'est soucié de la manière dont Enak était devenu citoyen romain.
Il n'est pas né Romain, puisqu'il est né en Égypte, de parents apparemment Égyptiens, à une époque où le pays n'était pas encore une province romaine. Il est trop jeune pour avoir occupé des magistratures ouvrant droit à la citoyenneté et il n'a pas accompli d'actions civiles ou militaires lui ouvrant ce même droit. N'étant pas esclave, il n'a pas non plus été affranchi.
Il ne reste donc pour lui qu'une solution : l'adoption. Et qui a pu l'adopter, sinon Alix ?
Récapitulons, en ce qui concerne Enak :
C'est un citoyen romain, un homme libre.
Il est mineur ( 14 ans selon « Le fleuve de jade » ).
Il est plus que certainement le fils adoptif d'Alix.
Voilà donc trois bonnes raisons qui empêchent de prendre Enak pour le « mignon » d'Alix ( ou réciproquement, mais ce serait peu vraisemblable ). Alix a toujours été présenté comme un jeune homme scrupuleux et respectueux des lois et des coutumes, et il improbable qu'il ait osé ravaler son jeune compagnon au rang d'impudicus, ce qui aurait été désastreux pour sa vie future.
Alix a dû être soucieux d'assurer un avenir convenable à son ami : citoyen et majeur, il pouvait parfaitement l'adopter, l'adoption étant très libre ( l'adopté pouvait même être plus âgé que l'adoptant ). Si on ne sait pas à quel moment cette adoption a eu lieu, on peut déduire de leurs attitudes l'un envers l'autre par la suite, qu'elle s'est déroulée très rapidement après leurs retrouvailles.
Après, leur attachement mutuel ne se démentira plus, sauf pendant la brève séquence du « Prince du Nil ». La thèse de l'adoption donne un nouvel éclairage à cet épisode : devenu le fils adoptif d'Alix, Enak ( qui n'avait pas un sou ) devenait aussi, par ce fait même, son héritier ; à Sakharâ, il devient en plus, ou à la place, l'héritier de Ramès ; mais le garçon a-t-il bien eu le temps et l'esprit de songer à cette éventualité ? Alix, prisonnier, a peut-être, lui, envisagé une telle ingratitude...
Rien n'empêche donc Alix et Enak d'avoir une vie sexuelle normale, mais pas ensemble !
Reste à voir leurs rapports avec les autres personnages.
Plusieurs dames traversent leurs aventures avec plus ou moins de bonheur ou de malheur. Enak s'en méfie comme de la peste, refusant même de se laisser toucher ! Alix les admet parfois, mais lorsque cette proximité ou leurs sentiments ne l'arrangent pas, il les écarte de son chemin, ou laisse les circonstances s'en charger, sans ménagements.
Il y a l'exception notable d'Octavia Lidia ; qu'a-t-elle donc de différent d'Adréa, Saïs, Malua, Ariela, Samthô, Archéloa ou même Cléopâtre ? Venant de tout autre qu'Alix, je penserais que c'est parce qu'elle seule est une authentique Romaine ; notre ami serait-il si calculateur ? On sait qu'elle ne sera finalement pas pour lui, mais on ne sait pas encore s'il en cherchera une autre ailleurs.
Du côté des hommes, aucun ne semble s'être intéressé à nos héros. Il y a à ce propos une scène caractéristique dans « Le fils de Spartacus » : lorsque Alix, Enak et Spartaculus arrivent chez Livion Spura ( page 30 ), ce dernier néglige les deux premiers et ne s'intéresse qu'au troisième. C'est qu'à la différence d'Alix et d'Enak, qui sont citoyens romains, donc intouchables, Spartaculus est un fils d'esclave avec lequel il n'y a aucune raison de se gêner.
On trouve quand même là encore une exception avec le cas d'Arbacès, dont certaines réactions font penser à celles d'un amoureux déçu, et s'il voue à Enak une particulière exécration, est-ce parce qu'il imagine que celui-ci lui a piqué la place auprès d'Alix ?
Il me reste à parler d'Héraklion. A certains indices ( cf. Roma, Roma..., page 27, où « il suit son entraînement de jeune cavalier au Champ de Mars » ; pour quelle raison, sinon pour devenir officier plus tard ? ), on peut déduire qu'il est devenu lui aussi citoyen romain et donc qu'Alix l'a adopté ; qui d'autre aurait pu le faire ? Il est curieux qu'on n'ait jamais signalé de relation ambiguë entre lui et ses deux aînés. Il y a pourtant une réplique dans « Le dernier spartiate » ( page 41 ) qui pourrait ouvrir la porte à bien des spéculations. Quand Adréa, qui vient de libérer Alix, amène Héraklion devant lui, le garçon dit : « Alix !... La coutume de notre pays veut que les précepteurs soient des étrangers savants ou glorieux !... Veux-tu être le mien ?... La Reine, ma mère, en serait ravie, et moi, Héraklion, te serais soumis et fidèle. » Alix, qui ne pense qu'à Enak et à leur liberté à tous deux, commence par refuser, puis accepte, et Héraklion saute de joie. Mais Alix ne profitera pas de la situation ainsi créée.
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Principales sources
Dictionnaire de l'Antiquité, de Jean Leclant ( PUF )
Histoire du Monde, de Jean Duché ( Flammarion )
Sexe et pouvoir à Rome, de Paul Veyne ( Tallandier )
La vie sexuelle à Rome, de Géraldine Puccini-Delbey ( Tallandier )
Histoire de la Rome antique, de Lucien Jerphagnon ( Pluriel )
La civilisation romaine, de Pierre Grimal ( Champs Flammarion )
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