Mais passons à l'année suivante !
En 1988, les choses étaient en train d'évoluer et, il faut bien le dire, j'étais à nouveau en train de m'éloigner de Jacques Martin.
Cette évolution n'était pas dû à un affaiblissement de la production du maître, loin de là, mais plutôt à un afflux de nouveautés qui étaient en train de renouveler le monde de la littérature dessinée. Le phénomène le plus marquant de cette année-là était sans aucun doute
Maus, un impressionnant "graphic novel" d'Art Spiegelman qui était en même temps une intelligente biographie familiale. Ce livre était un succès mondial (il avait même remporté le prix Pulitzer) et il montrait d'une façon définitive, si c'était encore nécessaire, que la bande dessinée pouvait être conçue les adultes. Il prouvait aussi que le "réalisme" d'une histoire ne dépendait pas du tout d'un style graphique, mais plutôt du sérieux et de l'intelligence de son propos.
A côté de Maus, il y avait aussi de véritables "œuvres cultes" qui venaient d'apparaître dans le monde des comic-books, comme par exemple
Batman : Darknight de Frank Miller ou les
Watchmen d'Alan Moore et Dave Gibbons. Même si ces titres appartenaient au genre "super-héros", j'avais été fasciné par leur complexité et leur intelligence. La BD ne se limitait ainsi plus au monde franco-belge mais la francophonie publiait tout de même de nombreuses bandes dessinées remarquables, comme les
Carnets d'Orient de Ferrandez,
C'était la Guerre des Tranchées de Tardi ou le
Voyage en Italie de Cosey. Il y avait en plus une véritable abondance de nouveautés qui entraînait un effet de dispersion, et les vieux auteurs classiques étaient tout doucement en train de passer à l'arrière-plan.
Mais que devenait Jacques Martin ? Eh bien, il publiait cette année-là
le Cheval de Troie et j'achetais bien sûr ce livre sans hésiter. Alix restait pour moi une série à suivre, même si je ne la lisais plus avec la même intensité.

On sait aujourd'hui que cet album proposait tout simplement la dernière aventure d'Alix entièrement dessinée par Jacques Martin. Je ne me rendais pas compte de la chance que j'avais. Aïe … si j'avais su ?
Ce qui est certain, c'est qu'au moment de sa sortie,
le Cheval de Troie m'était surtout apparu comme un magnifique voyage autour du Péloponnèse, au temps des romains. Ce n'était certes pas la première histoire d'Alix qui se déroulait en Grèce, mais "Le Dernier Spartiate" n'avait pas de localisation précise, tandis que "l'Enfant grec" se limitait à une découverte d'Athènes. Jacques Martin avait donc encore à nous faire découvrir la péninsule hellénique. Et puis l'itinéraire qu'il nous proposait (Olympie, Delphes, Corinthe, Epidaure) était le parcours typique que pouvait proposer une honnête agence de voyage à des touristes. J'appréciais donc sans réserve ce "tourisme antique", pourrait-on dire, qui revisitait avec un nouveau regard des lieux que j'avais déjà vu. Et la visite commençait à Olympie, où Alix venait de remporter un concours sportif. Le fameux Temple et la statue de Zeus y étaient impeccablement reconstitués.

Une invitation imprévue du général Horatius donnait ensuite à Alix le motif de partir en voyage. Son bateau remontait d'abord vers le golfe de Corinthe, puis il s'arrêtait au port de Cirrha. Alix ne pouvait alors s'empêcher de faire un peu de tourisme et d'aller découvrir Delphes, ainsi que sa célèbre pythie. En tant que lecteur, je n'avais bien sûr aucune objection contre une telle perte de temps.

Après cela, le voyage se poursuivait avec la traversée de l'isthme de Corinthe. A l'époque romaine, le fameux canal n'existait pas encore et les bateaux étaient hissés sur un "Diolcos" (chemin dallé bordé d'ornières) pour franchir la bande terrestre, avant d'être remis en mer. La scène était spectaculaire et c'était par ailleurs un détail historique que je ne connaissais pas. Il y avait donc toujours quelque chose à apprendre dans Alix.

La navigation se poursuivait ensuite jusqu'à Epidaure, où Alix devait retrouver Horatius. Dans cette ville, Jacques Martin négligeait la visite du fameux amphithéâtre et dirigeait son personnage vers le sanctuaire, qui est un peu moins connu et qui ne manque pas d'attrait. Et c'est alors seulement que l'intrigue véritable commençait !

Disons-le tout net, l'aventure elle-même, qui mettait en scène une secte de fanatiques voulant récupérer le vieux Cheval de Troie, m'intéressait peu. On peut même dire que je me souciais comme d'une guigne du vieux cheval en bois qui avait permis la conquête de Troie et qui devait avoir plus de 1000 ans. C'était une invention qui me paraissait hautement improbable mais l'affrontement d'Horatius avec sa belle sœur Hermia, par contre, était bien plus intéressant. Comment une harpie moche et vindicative comme Hermia faisait-elle pour arriver toujours à ses fins ? C'était le genre de mystère que je me serais plu à explorer, mais Jacques Martin ne s'y intéressait hélas pas beaucoup. Hermia était surtout une redoutable "méchante" et cela lui suffisait pour son intrigue, qui voulait en fait raconter la fin dramatique d'Horatius.

Le dénouement de leur conflit ne manquait d'ailleurs pas de grandeur car dans un accès de rage, Horatius mettait lui même le feu au temple qui devait abriter son mariage. Alix, Enak et Héraklion arrivaient tout juste à échapper à ce brasier tandis que le général romain et ses ennemis périssaient dans les flammes. Le tourisme pouvait donc parfois préparer des drames ...

A l'époque, je n'étais pas du tout déçu de ce beau voyage, mais il me semblait que l'intrigue était paradoxalement un peu légère. La contemplation l'avait une fois de plus emporté sur l'action, même si le drame final ne manquait pas d'une certaine ampleur. Alix était une série qui vieillissait bien ... mais elle vieillissait.
Et aujourd'hui ? Eh bien, je n'ai pas vraiment changé d'avis.
Le cheval de Troie est une belle BD, mais je ne la conseillerais pas aux lecteurs qui veulent découvrir Alix. C'est une œuvre pessimiste et esthétique qui reflète bien le tempérament de son auteur, et qui est faite pour les amateurs de voyage et les fans d'Histoire. Les amateurs d'Alix y savoureront par ailleurs une véritable recherche culturelle, un graphisme très classique et surtout une évolution très théâtrale de la série.
Cette dernière appréciation vous paraîtra peut être un peu ambiguë, mais c'est véritablement ce que j'aime dans cette deuxième période de la série.
