Wahou, cet album est sans doute ce qui s'approche le plus de la perfection depuis que Jacques Martin n'est plus seul maître à bord !
Le dessin est juste parfait. Je trouve les personnages, visages et attitudes extrêmement martiniens, même si ce n'est pas du Martin à 100%. C'est vraiment un étalage de virtuosité sans pareil. C'est ainsi que toutes les reprises graphiques d'Alix auraient dû être dès le début ! Mon seul bémol concerne l'encrage curieusement pâlot comme si on avait cherché à ne pas trop marquer le trait et à simplement effleurer la feuille de papier. Je me demande dans quelle mesure les couleurs, un peu pastel ne contribuent pas à ce ressenti "éthéré". Je crois me souvenir d'un encrage plus appuyé chez Martin et de couleurs plus "catégoriques". Mais peut-être que je me trompe, et ça reste un bémol bien léger. On n'en tutoie pas moins constamment l'excellence d'un bout à l'autre de l'album (peut-être les visages sont-ils un poil plus "esquissés" sur les toutes dernières pages, mais bon on ne va pas chipoter).
L'histoire est intéressante et originale ; il est remarquable de voir combien la couverture la résume : au sein de l'écrin majestueux du pays helvète, le chariot de l'ambassade contenant l'or est escorté par Énak et Audania, le beau second rôle féminin du récit (pour une fois pas amoureuse d'Alix, petite entorse aux tics martiniens mais franchement c'est pas plus mal, je préfère !) et au premier plan Alix sur ce majestueux cheval qui sera la clef de l'épisode, lequel se cabre à la fois dans une posture qui le met en valeur à la hauteur de son rôle mais évoque également sa peur devant un symbole funèbre qui préfigure son destin.
Cette couverture possède une qualité dramatique qui me semble beaucoup plus conforme à l'esprit des couvertures de Jacques Martin et des autres auteurs de l'époque que la couverture du Dieu sans nom, laquelle fait également usage de crânes mais d'une façon beaucoup moins subtile, et tout à fait racoleuse.
Bon, après le fameux cheval en question, en ce qui me concerne, je ne le trouve pas dessiné d'une façon époustouflante qui nous fasse le trouver incomparablement beau. Disons qu'on accepte de croire qu'il l'est pour la cohérence du récit. C'est un peu comme la marâtre supposée être la deuxième femme la plus belle de tout le pays après Blanche-Neige, et pour laquelle l'actrice choisie est Julia Roberts (alors que Julia Roberts question beauté eeeeeuuuuuh... enfin je présume que tous les goûts sont dans la nature, je veux pas me mettre les fans de JR à dos non plus). Bref.
La disparition de l'or et l'idée d'immoler le cheval est en tout cas un excellent coup de théâtre qui élève cette histoire d'ambassade plutôt terre à terre au rang de fable symbolique. La disparition de Saneca est également très emblématique et, bien que n'atteignant pas une dimension spectaculaire comparable, elle rappelle inévitablement certaines grandiloquentes morts martiennes marquées par "la volonté des dieux".
La galerie des personnages est riche et attachante. Chacun est bien individualisé et on a le plaisir de les voir interagir entre eux comme des vrais gens plutôt que de se cantonner à être des silhouettes sans épaisseur, uniquement définies par rapport à Alix ou à leur intervention dans le récit. Cela transparaît au détour de petites répliques souvent sans importance, mais qui leur donnent réellement chair : le bavardage des arpenteurs page 8, la vanne de Carerdo à son jeune ami Camilos lors de leurs retrouvailles page 33, etc.
Dans le même ordre d'idées, les protagonistes ne sont pas des caricatures monodimensionnelles mais obéissent chacun à leur propre logique interne et à leurs objectifs. Même le déplaisant Lucius, alors qu'il était encore aveuglé par ses orgueil et préjugés (spéciale dédicace à Jane Austen), n'en faisait pas moins preuve de courage et d'opinâtreté dans la mission d'observation qu'il s'était lui-même assignée. On s'attendait à le voir ne jouer qu'un rôle irritant d'excité fanatique jetant de l'huile sur le feu et mettant les bâtons dans les roues d'Alix, un peu "à l'ancienne", de la façon dont les personnages avaient tendance à être écrits il y a quelques décennies. Finalement son rôle sera plus discret et nuancé, il vivra en quelque sorte sa propre aventure de son côté, et son personnage s'avèrera beaucoup plus humain, plus "vrai", puisqu'au final tous ses côtés caricaturaux trouvent leur source dans son insupportable arrogance initiale.
Audania elle aussi fait ses propres choix et vit sa propre aventure en marge de celle d'Alix. Une plausible romance s'esquisse en fin d'album avec Camilos, sans être pour autant explicitement suggérée... Encore une fois, le scénariste joue tout en finesse et permet au lecteur de s'approprier le récit et ses personnages et d'y apporter ses propres interprétations et conclusions, sans rien forcer.
Les caractères d'Alix et d'Énak sont plutôt bien respectés, même si ce dernier est très peu présent. Le plus étonnant concernant Alix (et donc le moins canon) est son désintérêt manifeste pour le sort de Lucius en territoire hostile après que celui-ci a quitté la caravane. Je pense que même affublé d'un trublion encombrant, l'Alix de Jacques Martin en aurait pris son parti et fait de son mieux pour assumer ce fardeau (cf. certains compagnons de route embarrassants qu'il s'est coltiné par le passé comme Iorix, Vercingétorix ou Maïa...). D'autant plus que dans le cas présent c'est Jules César en personne qui lui a personnellement demandé de veiller sur Lucius devant témoins. En choisissant de reformuler les termes de sa mission à sa guise, Alix ne vaut donc ici pas mieux que Lucius lui-même, à qui l'un de ses serviteurs faisait remarquer qu'il était censé superviser l'installation des colons (page 17).
Quoique cela soit éminemment anecdotique, le pinailleur que je suis ne peut s'empêcher de remarquer deux petites maladresses stylistiques en première et dernière page.
En effet, suis-je le seul à avoir été intrigué par ce badaud chapeauté de la première page qui regarde passer le cortège ? Avant de constater que l'histoire prenait une toute autre tournure et que cet individu ne disparaisse aussitôt apparu, j'étais convaincu d'avoir reconnu Fulgor et que l'aventure allait être lancée par ses retrouvailles avec Alix et Énak. Fausse piste ! Mais du coup ce démarrage déconcertant donne l'impression de bafouiller et aurait pu être mieux fagotté.
La scène finale est sereine et offre une magnifique conclusion pleine d'apaisement et d'espoir à cette histoire. Elle est l'occasion d'apercevoir la fameuse épouse de Volentus qui nous avait été présentée comme "plus redoutable qu'une centurie" (page 9) et qui devait tenir compagnie à Énak et Audania... avant que le scénariste n'oublie manifestement de mettre en scène le personnage préfiguré de façon si impressionnante. Le moins qu'on puisse dire est que cette supposée virago semble rétrospectivement bien falotte. Mais bien sûr c'est la fille de Volentus qui est mise à l'honneur, puisque l'histoire se conclut sur son prénom si évocateur... à condition de lire la note de bas de page, ce qui tempère indéniablement l'impact symbolique de cette révélation finale. Le "Personne" final de Veni vedi vici n'avait pas besoin de mode d'emploi et, de ce fait, claquait mieux.
Malgré ces petites observations pointilleuses (et certes subjectives), cet album est selon moi de loin la plus fidèle reprise de l'univers de Jacques Martin, et elle parvient même à lui insuffler une âme et une bienveillance toute particulière envers ses personnages, ce qui est indéniablement un ajout personnel du scénariste et une richesse supplémentaire apportée à la série !